|     Les 
                        « tondues » à la Libération :  le 
                        corps des femmes, enjeu d'une réaproppriation    Paru 
                        dans CLIO n°1-1995 Fabrice 
                        Virgili    Résumé 
                                   Alors 
                        que la « tondue » est une des images fortes de la Libération, 
                        les études furent peu nombreuses sur la question. Cette 
                        pratique fut pourtant massive et répandue sur l'ensemble 
                        du territoire français en 1944-45. Lors de ces tontes, 
                        on assiste à une véritable mise en scène du corps de 
                        ces femmes. Celles-ci, au-delà de la description d'une 
                        pratique de l'épuration extra-judiciaire, sont révélatrices 
                        de cette période où les frontières entre vie publique 
                        et privée sont largement brouillées. Cette mise en scène 
                        ostentatoire laisse alors une grande place au fantasme 
                        et à la sexualité. Elle permet de constituer un système 
                        de représentation dont les trois facettes sont : la 
                        « faute » - la collaboration -, le « châtiment » - l'épuration 
                        -, et enfin « une vision de l'avenir » - la reconstruction. 
                        Cela permet de mieux comprendre pourquoi ces tontes 
                        semblent bien avoir été une « évidence » pour l'époque, 
                        et quels ont été les enjeux de cette réappropriation 
                        du corps, de la « tondue » en particulier et des femmes 
                        en général             En 
                        cette année de commémoration du cinquantenaire de la 
                        Libération, force est de constater que la « tondue » 
                        reste une des images fortes de cette période. Image 
                        forte, mais qui revêt à la fois un caractère honteux 
                        - comment expliquer l'absence de  « 
                        tondue » dans l'exposition de la Mairie de Paris, ou 
                        dans le numéro spécial du Parisien Libéré1 
                        - et simplificateur : « 
                        celles qui paient leurs coupables amours des années 
                        noires  […] 
                        sont tondues publiquement puis promenées dans les rues 
                        »2. 
                        On en reste ainsi, cinquante ans après, à une explication 
                        des plus sommaires et surtout incomplète. Car si les 
                        tondues sont restées trop longtemps dans ce qu'Alain 
                        Brossat3 
                        appelle très justement un angle mort de la recherche 
                        historique, l'étude des différentes archives4 
                        offre aujourd'hui une vision beaucoup plus complexe 
                        et variée de ce que fut « la tonte ».   Un 
                        phénomène massif   Que 
                        savons nous aujourd'hui sur les tontes ? L'état actuel 
                        de la recherche5 
                        ne nous permet pas de chiffrer précisément ce phénomène. 
                        Il n'en demeure pas moins qu'il fut massif. Il concerne 
                        toutes les régions de France. Même dans l'Est de la 
                        France, que l'on croyait épargné, il y eut « des femmes 
                        aux cheveux coupés » ; c'est le cas par exemple à Rambervilliers6 
                        où des manifestants installent dans un café un « bureau 
                        de tonte », devant lequel passent douze femmes, travailleuses 
                        volontaires en Allemagne ou collaboratrices, les 31 
                        mai et 1er juin 1945.         Les 
                        tontes se déroulent autant dans les grandes villes, 
                        qui ont toutes « leurs tondues », qu'en zone rurale. 
                        En Charente Inférieure7, 
                        ce sont les gamins d'un petit village qui à l'exemple 
                        de leurs aînés « jouent au maquis... Armés de sabres 
                        de bois ils s'emparent du verger, pénètrent au poulailler 
                        et libèrent les lapins... Puis tondent trois petites 
                        filles ». Plus généralement, les procès verbaux de Gendarmerie 
                        offrent, quand ils existent, de nombreux exemples de 
                        tontes se déroulant dans des villages ; la promenade 
                        qui accompagne souvent la tonte s'étend alors d'un hameau 
                        à l'autre. Ces mentions sont trop nombreuses pour n'être 
                        que le fruit du hasard ; on en retrouve pour l'instant 
                        dans soixante-dix-sept départements.    C'est 
                        bien l'importance de cette pratique qui explique la 
                        « postérité » des tontes. On 
                        imagine aussi trop souvent les tontes comme accompagnant 
                        les seules journées de la Libération. Elles commencent 
                        en réalité plusieurs mois auparavant et ont été annoncées 
                        par certains organes de la presse clandestine8. 
                        Dès mars 1944, on trouve des mentions concernant des 
                        départements aussi éloignés que la Loire-Inférieure 
                        et l'Isère. Elles se déroulent alors de manière discrète, 
                        le plus souvent de nuit lors d'opérations visant des 
                        collaborateurs. Une fois les cortèges de tondues de 
                        la Libération passés, cette pratique se poursuit inégalement 
                        selon les lieux, sans que l'on sache encore très bien 
                        pourquoi elle perdure dans certaines villes. Ainsi, 
                        au sujet de quatre ou cinq femmes tondues fin septembre 
                        à Tournon, le journal local des FTP9 
                        signale « qu'il n'est jamais trop tard pour bien faire 
                        ». Dans une petite ville de l'Oise, c'est une affiche10 
                        intitulée « Liste des femmes dites Poules à Boches, 
                        n'ayant pas eu les cheveux coupés » qui tente de relancer 
                        les tontes début octobre 1944.           Une 
                        deuxième vague, en revanche, se dessine nettement en 
                        mai-juin 1945. Elle correspond à la conjonction de trois 
                        phénomènes. C'est la période du retour des déportés, 
                        des prisonniers de guerre, des requis au STO, mais aussi 
                        des travailleurs volontaires et de celles et ceux qui 
                        sont partis avec les Allemands lors de leur retraite. 
                        C'est aussi la découverte de l'horreur des camps. Retour 
                        des rescapés, images des camps, témoignages publiés 
                        par la presse provoquent un véritable choc dans la population11. 
                          La volonté d'une épuration en profondeur 
                        est ainsi relancée. C'est aussi le moment où un certain 
                        nombre de personnes, arrêtées à la Libération, sont 
                        relâchées après quelques mois d'internement. Pour beaucoup, 
                        elles semblent s'en tirer à trop bon compte. Tontes, 
                        attentats, exécutions viennent compléter une épuration 
                        légale jugée trop clémente ou incomplète par certains. 
                        Le Préfet du Jura note dans son rapport bimensuel12: 
                                  « C'est 
                        la première fois depuis de très nombreux mois, et dans 
                        différents centres du département, on s'est emparé de 
                        certaines femmes pour leur couper les cheveux ; on s'en 
                        prend aussi bien à des femmes de mœurs légères, qu'à 
                        d'autres personnes de conditions sociales plus élevées, 
                        qui s'étaient fait remarquer pendant l'occupation. » 
                                   On 
                        assiste ainsi à ce que l'on pourrait qualifier d' « 
                        épuration extra-judiciaire rampante » 
                        jusqu'à la fin 1945, voire le début de l'année 1946. 
                                 Le 
                        prolongement des tontes dans le temps ainsi que leur 
                        extension sur l'ensemble du territoire expliquent la 
                        grande variété de leur déroulement. Beaucoup en effet 
                        ne correspondent pas à l'image qui demeure aujourd'hui. 
                        La tonte ne se déroule pas toujours devant une foule 
                        en liesse ou en furie, elle n'est pas seulement l'œuvre 
                        de résistants de la dernière heure, elle ne châtie pas 
                        uniquement les relations sexuelles avec l'occupant, 
                        et n'est pas toujours un moyen de canaliser la violence 
                        vers le lampiste aux dépens des collaborateurs plus 
                        importants.           Et 
                        pourtant c'est bien cette image que la mémoire a conservée 
                        ou, pourrions-nous dire, a créée. Les photographies 
                        des tontes - fréquemment publiées mais somme toute peu 
                        nombreuses13 
                        -, les romans et quelques récits de témoins sont la 
                        partie émergée de cette histoire. Est mis en avant le 
                        châtiment : la coupe des cheveux, qui prend le dessus 
                        sur le délit. La lecture du châtiment suffit alors à 
                        caractériser la «tondue« , elle est punie dans son corps, 
                        c'est donc son corps qui est coupable. La destruction 
                        d'un des attributs de la séduction - la chevelure - 
                        implique ce que les contemporains appellent la « collaboration 
                        horizontale ». Les principales intéressées se sont tues 
                        et se taisent encore. Les historiens ne se sont pas 
                        arrêtés, au-delà de quelques lignes, à ce qui apparaissait 
                        peut-être trop comme une anecdote, un épiphénomène, 
                        un « décor » de la Libération. D'où l'importance de 
                        la mise en perspective de cette image de la « tondue 
                        » avec les sources aujourd'hui étudiées.         Ces 
                        sources, en fonction de leur origine, offrent une vision 
                        partielle et partiale de la tonte. Les mises en scène 
                        du corps de la tondue qu'elles décrivent peuvent être 
                        résumées à trois fonctions distinctes. Ce corps est, 
                        successivement ou simultanément selon les cas, image 
                        de la faute, image de châtiment et, ce qui n'est pas 
                        le moindre des paradoxes, image positive d'une reconstruction.   La 
                        faute           Dans 
                        les documents étudiés, la faute, ou le crime imputé 
                        à la « tondue » occupe souvent une place plus importante 
                        que la coupe des cheveux elle-même. Le traumatisme de 
                        l'Occupation, les restrictions, les peurs, la faim et 
                        toutes les frustrations de la période, semblent alors 
                        exploser dans la description de celles qui seraient 
                        passées au travers de ces privations. « La vie de noces 
                        » supposée de ces femmes apparaît comme une injure aux 
                        souffrances du plus grand nombre. Les reproches invoqués 
                        peuvent alors toucher chaque aspect de la vie quotidienne 
                        : ce sont des meubles et un poste de TSF que l'on reproche 
                        à une infirmière de Rochefort-sur-mer14 
                        d'avoir obtenu d'un Allemand, comme d'être raccompagnée 
                        en voiture, de pouvoir rentrer après l'heure du couvre-feu, 
                        de consommer du vin et des liqueurs, d'écouter de la 
                        musique et de danser alors que les bals sont interdits, 
                        de confectionner des gâteaux pour toutes les autres... 
                        La liste de ces griefs est longue.            Si 
                        l'on a ainsi une image en négatif des frustrations de 
                        la population, ce qui exprime le plus ce reproche d'une 
                        vie de jouissance dans une période de souffrance est 
                        bien sûr l'accusation « d'avoir couché avec les boches 
                        ». Il y a ainsi, par le vocabulaire de désignation de 
                        ces femmes, par la description plus ou moins fantasmée 
                        de leurs relations avec les Allemands, la construction 
                        d'une image érotisée des « tondues ». C'est probablement 
                        un des éléments qui fait encore croire que la tonte 
                        est le châtiment exclusif de ces relations sexuelles 
                        avec l'ennemi. Les articles de presse, malgré la violence 
                        de certains propos tels que « paillasse à boches »15, 
                        restent dans l'ensemble relativement pudiques. Le vocabulaire 
                        est plus feutré, moins directement vulgaire ; ainsi 
                        le terme le plus fréquemment utilisé est celui de prostituée, 
                        accompagné parfois de variations sur le même thème, 
                        telles que « égéries à doryphores », « cocodettes frivoles 
                        », « hétaïres de haute volée » ou celles qui ont « fridolinisé 
                        sur les matelas ». On imagine cependant mal une foule 
                        utilisant ces expressions à l'encontre d'un cortège 
                        de femmes tondues. Ces expressions « journalistiques 
                        » reflètent néanmoins, en les déformant, les sentiments 
                        exprimés de manière beaucoup plus directe lors des témoignages 
                        recueillis par les gendarmes. On a alors toute une palette 
                        de cette rancœur, souvent investie de fantasmes à l'encontre 
                        de celles qui sont soupçonnées d'avoir pratiqué « la 
                        collaboration horizontale ».            L'extrait 
                        ci-dessous d'un procès-verbal de gendarmerie montre 
                        très clairement la place de la rumeur dans le processus 
                        d'accusation d'une femme :          Enquête 
                        suite à lettre anonyme dénonçant un avortement de Mme 
                        X, 25 ans, ménagère, mari prisonnier de guerre, internée. 
                         Témoin 
                        n° 1 : « elle est réputée comme étant de mœurs légères 
                        et a beaucoup fréquenté les Allemands ». Témoin 
                        n° 2 : « cependant à en croire la rumeur publique elle 
                        aurait fait un avortement. Il est notoire qu'elle a 
                        beaucoup fréquenté les Allemands et qu'elle a été bien 
                        critiquée à ce sujet ». Témoin 
                        n° 3 : « tout ce que je puis dire c'est qu'elle a fréquenté 
                        les troupes occupantes ». Témoin 
                        n° 4 : « la rumeur publique lui reproche d'avoir collaboré 
                        intimement avec les troupes d'occupation ». Témoin 
                        n° 5 : « à en croire la rumeur publique elle passait 
                        pour être enceinte ». Mme 
                        X : « je nie énergiquement les faits qui me sont reprochés 
                        »16.           Ne 
                        pas savoir si cette femme a été tondue, ni si les faits 
                        reprochés sont exacts, n'a que peu d'importance dans 
                        ce cas. On note que la multitude des témoignages à charge 
                        n'apporte, ici, pas plus de faits tangibles, ils jouent 
                        tous sur un même registre : celui de la réputation de 
                        cette femme. Nombreux sont ceux qui ignorent encore 
                        l'horreur des camps, les rafles et persécutions de tout 
                        ordre, mais beaucoup semblent tout connaître des pratiques 
                        sexuelles de l'occupant avec les « filles du pays ». 
                        La « rumeur publique » permet de condamner les mœurs 
                        par trop légères de ces femmes. Elle a aussi pour fonction 
                        de pénétrer les lieux clos, comme le domicile de ces 
                        deux Grenobloises où se déroulaient "des noces 
                        crapuleuses dont les échos retentissaient dans tout 
                        le quartier"17. 
                        L'observation des allées et venues, l'écoute des bruits 
                        d'orgie ou plus simplement de musique, les scènes furtives 
                        volées au travers d'une persienne, d'une porte, deviennent 
                        ainsi un véritable récit construit sur le réel, l'imaginaire 
                        et le fantasme. Il permet au public de faire irruption 
                        dans le privé pour une narration de cette « vie de débauche 
                        »18. 
                        La rumeur s'enrichit ainsi de multiples images de la 
                        jouissance.           Un 
                        cultivateur de l'Yonne se souvient de « l'avoir vue 
                        (l'institutrice du village) donner un soir des cours 
                        de français à un officier allemand sur les genoux duquel 
                        sa sœur était assise. Ceci se passait chez le marchand 
                        de chaussures »19. 
                        De son côté, une couturière d'un village du Var déclare 
                        :          « je 
                        les ai vues (trois jeunes institutrices tondues dans 
                        le village) s'amuser, rire, plaisanter et même un certain 
                        jour avec eux (des officiers allemands) jouer à s'arroser 
                        en tenue de bain, dans la cour de l'école20. »          Nombreuses 
                        sont ces images qui insistent sur une tenue, une attitude. 
                        Ajoutées les unes aux autres, elles offrent une vision 
                        parfaite et globale « d'une vie de débauche », jusqu'à 
                        ce bûcheron de l'Oise qui déclare aux gendarmes venus 
                        l'interroger :          « En 
                        1940 j'ai pris des photographies au moment où Mme X 
                        se trouvait avec ces militaires dans le jardin du débit, 
                        dans des poses qui indiqueraient la mauvaise conduite 
                        de cette jeune fille. Je ne peux pas vous les montrer, 
                        je les ai cachées en 40 et depuis n'ai pu remettre la 
                        main dessus21. » 
                                 Hélène 
                        Eck souligne que « la Libération révèle à quel point 
                        les circonstances de l'Occupation ont brouillé les frontières 
                        de la vie privée et publique »22. 
                        Toutes ces descriptions en effet dépassent le cadre 
                        du simple ragot de voisinage23 
                        désignant « l'aguicheuse » ou « la putain du village 
                        ». Vient s'y superposer un discours d'ordre politique 
                        qui, lui, est propre à la période. La « femme de mauvaise 
                        vie » l'est avec les Allemands, il ne s'agit plus simplement 
                        d'une attitude trop indépendante, d'une sexualité extra-conjugale 
                        interdite aux femmes, mais bien d'une trahison. « Cette 
                        femme a été prise en flagrant délit d'adultère avec 
                        les ennemis de notre Nation »24. 
                        Morale et politique se confondent alors pour déposséder 
                        les femmes de leur propre corps. Le châtiment d'une 
                        collaboration d'un caractère particulier nécessite de 
                        s'appuyer sur le délit d'adultère étendu du cadre familial 
                        au cadre national.          Si 
                        les tontes sont dans leur quasi-totalité extra-judiciaires, 
                        il n'en existe pas moins un débat sur les poursuites 
                        pour « collaboration horizontale ». Comme le montre 
                        ce rapport du Commissaire Régional de la République, 
                        les avis sont partagés sur les bases juridiques qui 
                        doivent permettre de sanctionner celles qui en sont 
                        coupables :            Des 
                        divergences se sont produites entre les décisions des 
                        Chambres civiques relativement à la répression de la 
                        collaboration horizontale. Alors que certaines Chambres 
                        civiques se saisissent de tous les cas, quelles que 
                        soient les intéressées et les circonstances, certaines 
                        autres entendent faire des discriminations. Les unes 
                        refusent de prononcer l'Indignité nationale des femmes 
                        qui font de la prostitution leur métier, estimant que 
                        leur conduite revêt un caractère professionnel et nullement 
                        politique. D'autres se demandent si la Chambre civique 
                        peut se saisir en l'absence d'une plainte déposée par 
                        le mari, la collaboration horizontale étant d'abord 
                        un adultère25. 
                                 Bien 
                        qu'il s'agisse là d'interrogations juridiques qui n'ont 
                        pas d'effet sur la décision de tondre, elles marquent 
                        les réticences à confondre vie privée et vie publique. 
                        La référence juridique reste pourtant l'article 1 de 
                        l'ordonnance du 26 décembre 44, qui déclare « coupable 
                        d'Indignité nationale tout individu qui a sciemment 
                        apporté, en France ou à l'étranger, une aide directe 
                        ou indirecte à l'Allemagne ». Les relations intimes 
                        en font donc partie. La situation des femmes de prisonniers 
                        de guerre est encore plus claire.            Les 
                        sources faisant état de tontes signalent fréquemment 
                        un mari prisonnier. Dans l'Oise, le Préfet propose, 
                        dans son rapport concernant l'assistance aux prisonniers, 
                        « que les procédures soient plus rapides pour donner 
                        satisfaction aux rapatriés pouvant apporter des preuves 
                        absolument certaines d'inconduite notoire »26. 
                        On note, pour les femmes de prisonniers, une vigilance 
                        accrue du voisinage, une responsabilité collective qui 
                        ne leur pardonne pas d'avoir eu des relations avec un 
                        autre homme, encore moins si celui ci est membre des 
                        troupes d'occupation. La particularité réside dans la 
                        complémentarité entre cette surveillance de la communauté 
                        et une loi promulguée le 23 décembre 1942 par Vichy 
                        - et non supprimée depuis - qui permet « au Ministère 
                        Public d'intervenir, sans plainte du mari, pour sanctionner 
                        le concubinage notoire d'une épouse d'une personne retenue 
                        au loin par suite des circonstances de la guerre ». 
                        Pour Michèle Bordeaux27, 
                        « l'ordre familial est une affaire d'État qui ne peut 
                        être confié au seul mari, le Parquet est le substitut 
                        du chef de famille »28. 
                         Il 
                        existe bien une représentation sexuelle de la collaboration. 
                        Le corps féminin est l'objet de cette trahison, c'est 
                        donc ce corps qui doit être châtié.    La 
                        tondeuse épuratoire           « 
                        Quand la tondeuse vengeresse la privera-t-elle d'un 
                        de ses moyens de  séduction 
                        ? » s'interroge l'éditorialiste de La Libération de 
                        l'Aunis et de la Saintonge29. 
                        On assiste alors à une mise en scène du corps de la 
                        femme qui a séduit l'ennemi, qui a profité de l'Occupation 
                        pour échapper aux souffrances, qui s'est vendu au « 
                        boche ». Que se soit par les insultes de la foule (« 
                        Puisque tu as fait la putain avec eux depuis quatre 
                        ans, toi aussi tu vas prendre »30), 
                        l'apposition de pancartes (« raous... j'ai couché avec 
                        les boches !... »31), 
                        la mise au pilori (« Sommairement vêtues ou barbouillées, 
                        le crâne tondu, celles-là passent au pilori avant d'être 
                        dirigées sur les prisons »32), 
                        ou dans certains cas la dénudation, le corps est mis 
                        en avant dans cette cérémonie expiatoire. Le corps est 
                        ainsi dégradé par la coupe des cheveux, mais aussi par 
                        les coups, les inscriptions de croix gammées faites 
                        au goudron ou à la peinture, ou encore, en détournant 
                        un autre élément de la séduction, le rouge à lèvres33. 
                        Il s'agit par la tonte non seulement d'exclure la femme 
                        de la communauté nationale, mais aussi de détruire l'image 
                        de sa féminité. À l'érotisation qui prépare la tonte, 
                        succède ainsi un processus de désexualisation. Le corps 
                        ne doit être alors que le support des signes de la trahison. 
                                 Elles 
                        porteront sur leur corps la trace de leur infamie [...] 
                        celles qui sont indignes des noms de femme et de Française34. 
                                 Les 
                        coupables perdent leur nom de femme pour n'être plus 
                        désignée que sous le vocable de « tondue » ; il y a 
                        destruction symbolique du corps sexué, la destruction 
                        réelle du corps par l'exécution n'étant que très rarement 
                        l'issue d'une tonte35. 
                        Le seul témoignage de la séduction passée de ces femmes 
                        réside dans les mentions des « mèches blondes et brunes 
                        qui ne tardèrent pas à joncher le sol »36. 
                        Ces mèches restent sur le sol, la « tondue » s'éloigne, 
                        la rupture a bien eu lieu avec les années noires. La 
                        coupe des cheveux a bien pour fonction d'enlaidir ces 
                        femmes au point de les  « 
                        effacer » de la communauté :          Elles 
                        portent publiquement les marques de leur infamie [...] 
                        elles sont rejetées du sein de la Nation française37. 
                                 La 
                        laideur physique de ces crânes rasés vient naturellement 
                        orner ou plutôt révéler à tous leur laideur morale. 
                        On relève dans le quotidien Voies Nouvelles ce passage 
                        qui semble se complaire dans la description de cette 
                        dégradation :          Un 
                        être étrange bizarrement humain menait la danse. À force 
                        d'écarquiller les yeux, on reconnut des formes féminines 
                        et, sous un crâne en boule d'ivoire marqué de la peinture 
                        infamante, des yeux torves, une bouche baveuse : la 
                        hideur d'un déchet38. 
                                   Ces 
                        descriptions, comprenons-le bien, concernent avant tout 
                        les tondues et non les tontes. Celles-ci paraissent 
                        bien anodines pour la plupart, quand elles sont mises 
                        en parallèle avec les horreurs de l'Occupation et du 
                        nazisme. Il s'agit donc de détruire l'image de ces femmes 
                        sans détruire l'image d'un peuple qui se libère. Accusation 
                        que l'on retrouve cependant dans certaines prises de 
                        position : « ne salissons pas notre victoire, notre 
                        belle victoire populaire »39 
                        proclame par exemple La Marseillaise au sujet d'une 
                        dénudation publique. La plupart de ces descriptions 
                        jouent plus sur le registre de la moquerie que sur celui 
                        de l'horreur. Ce sont des variations sur le thème de 
                        « l'esthétique de la nouvelle ondulation »40 
                        qui sont utilisées dans ces représentations. On ironise 
                        ainsi sur ceux « qui ont manié la tondeuse sans se soucier 
                        des règles posées par la mode ou l'élégance... Des profanes 
                        dans l'art de la peinture (qui ont) employé le goudron 
                        pour corriger des femmes de leur inconduite notoire 
                        »41. 
                        Ce jeu d'équilibre entre description de la laideur et 
                        préservation de l'image de la Libération conduit au 
                        paradoxe de voir les symboles honnis du nazisme devenir 
                        « de magnifiques croix gammées »42 
                        quand celles-ci ornent les joues, le front et la tête 
                        des tondues d'Albi.         Les 
                        crânes rasés des « collaboratrices horizontales » deviennent 
                        une image positive de l'épuration et de la reconstruction 
                        et la « tondeuse épuratoire » en est un instrument privilégié. 
                        La coupe des cheveux se transforme en mesure d'hygiène, 
                        la condition nécessaire au nettoyage du pays.  Il 
                        faut qu'à leur retour (prisonniers et déportés) la « 
                        désinfection » soit terminée, pour les recevoir dans 
                        une Saintonge calmée et propre43. 
                                   Comme 
                        la tête d'un gamin que l'on débarrassait de ses poux 
                        , les chevelures de ces femmes renferment « les miasmes 
                        de l'infection bochisante »44. 
                        Au-delà du discours, on assiste à une véritable campagne 
                        prophylactique dans le département des Pyrénées-Orientales 
                        où le CDL y prend la mesure suivante :          « à 
                        l'exception des prostituées des maisons publiques, les 
                        femmes qui ont eu des rapports intimes avec les Allemands 
                        devront avoir la tête rasée. Et seront en outre soumises 
                        pendant six mois à la visite médicale bi-hebdomadaire 
                        à laquelle sont astreintes les prostituées surveillées45. »         La 
                        « collaboration horizontale » est vécue, dans le prolongement 
                        de l'adultère à la Nation, comme une véritable souillure 
                        dont est victime le pays. C'est le corps de Marianne 
                        qui en est à la fois l'auteur et la victime. Un avocat, 
                        dans une forme de justice particulière aux Cours martiales, 
                        peut ainsi réclamer « une punition de rigueur (pour 
                        sa cliente, coupable) d'avoir déshonoré la femme française 
                        »46. 
                        La coupe des cheveux doit permettre au pays de retrouver 
                        son honneur, d'effacer la souillure portée par le corps 
                        de ses femmes. Alain Brossat47 
                        l'indique dans un chapitre où il fait le parallèle avec 
                        le châtiment des sorcières :  Tout 
                        se passe comme si la tondue était chargée d'emporter 
                        avec elle dans le désert de l'exil social tous les péchés, 
                        tous les crimes de la collaboration.          C'est 
                        à cette condition que le pays peut retrouver son unité. 
                        La tondue devient ainsi un formidable enjeu de réappropriation. 
                        La participation active ou passive d'une part importante 
                        de la population, la mise en scène du cortège et du 
                        châtiment font partie de la reconquête d'un espace perdu. 
                        Ainsi comme le souligne Pierre Laborie :          C'est 
                        à la lumière de ce passage brutal de l'abattement à 
                        l'explosion qu'il faut aussi juger les débordements 
                        et les démonstrations excessives de la Libération48. 
                                 Les 
                        tontes - avec les défilés, les maisons pavoisées, les 
                        bals - « sont belles » parce qu'elles expriment les 
                        promesses de lendemains qui chantent, une fierté retrouvée 
                        aux dépens de ces femmes qui n'ont pas compris que, 
                        plus que jamais, leur corps ne leur appartient pas. 
                        Il est comme tout le reste un enjeu politique. Avoir 
                        eu des relations sexuelles avec un soldat allemand devient 
                        alors « la grande trahison des garces »49.   Fabrice 
                        VIRGILI, agrégé d'histoire, enseigne dans un collège 
                        d'Aubervilliers. Auteur, sous la direction d'Antoine 
                        Prost et Jean-Louis Robert, d'un mémoire de DEA Tontes 
                        et tondues à travers la presse de la Libération, il 
                        poursuit, sous la direction de Pierre Laborie à l'Université 
                        de Toulouse-Le Mirail, une thèse de doctorat sur  « 
                        les tontes à la Libération ».   Notes 
                         1 
                        -     Absence d’autant plus 
                        surprenante que , cinquante ans auparavant dans son 
                        cinquième numéro du          26 
                        août 1944      ce même journal 
                        publiait sans aucun commentaire une photo de tondue 
                        . 2 
                        -     Paris Match , numéro 
                        spécial « La France libérée », 1994 , p.112. 3 
                        -     Alain Brossat, Les tondues 
                        : un carnaval moche , Paris , Manya 1992. Premier ouvrage 
                        consacré           aux « tondues », 
                        à  partir  d’un certain nombre de cas et sans 
                        prétendre à une quelconque          exhaustivité.    Alain 
                        Brossât aborde le sujet de manière multiforme : 
                        en s’arrêtant          longuement 
                        sur les images de « tondues », de Duras à Capa 
                        en passant par Eluard et          Brassens 
                        ; en soulignant les ambiguïtés de la relation entre 
                        histoire et mémoire ou les          similitudes 
                        avec d’autres   pratiques antérieures 
                        : »Grande Peur » , charivari, bûchers de  l’          inquisition 
                        , et bien sûr carnaval…moche . 4 
                        -     Contrairement à ce que 
                        l’on pouvait craindre , les archives concernant les 
                        tontes à la Libération           sont nombreuses 
                        et   variées. Aux Archives Nationales 
                        , la série 72 AJ et les rapports des          Commissaires Régionaux 
                        de la République et des Préfets (cote F1a4021/4028, 
                        et F1c          1205/1233) 
                        offrent un certain  nombres de mentions , 
                        essentiellement pour l’année 1945.          Aux Archives 
                        de la Gendarmerie Nationale , les registres de correspondance 
                        et surtout les procès          verbaux 
                         établis par les Brigades Territoriales 
                         constituent , quand elles existent encore 
                        , des          sources 
                        d’une grande richesse , avec deux  remarques 
                        néanmoins : une représentation du          milieu 
                        rurale ; et des mentions à la condition que les femmes 
                        tondues aient porté plainte , ou          qu’elles 
                        soient (ou un membre de leur famille)interrogée ou poursuivies 
                        pour « agissements          antinationaux » 
                        ou tout autre acte de collaboration .           Aux 
                        Archives Départementales de l’Oise , les dossiers de 
                        Commissions d’épuration , des           Chambres 
                         civiques et des Cours de justice , avec là 
                        aussi la nécessité que les femmes tondues          soient poursuivies 
                        en justice  pour qu’il y ait mention de la coupe 
                        de cheveux . L’Oise n’est que le          premier d’une 
                        dizaine de  départements les plus représentatifs 
                        de la diversité de l’époque          (présence forte 
                        du maquis , libération par les  Alliés ou 
                        la Résistance , date de          la  Libération,« dureté »de l’épuration 
                        en général,régions rurales ou industrielles et 
                                  urbaines 
                        , etc…),  toutes choses  qui  restent 
                        à étudier .          Les 
                        sources (voir ci-dessus) étudiées dans le cadre de ma 
                        thèse de doctorat , sous la direction de          Pierre 
                        Laborie à l’Université de Toulouse-Le Mirail , 
                        prolongent le dépouillement systématique          de 
                        la presse de la Libération   effectué  pour 
                          mon DEA , Tontes et tondues à travers la 
                        presse de          la Libération 
                        sous la direction de   messieurs Antoine Prost 
                        et Jean-        Louis 
                        Robert , Paris 1-La          Sorbonne 
                        , 1992 (consultable à l’IHTP). 6 
                        -     Archives Nationales , 72 AJ384 
                        . 7 
                        -     La Libération de l’Aunis et 
                        de la Saintonge , 14 octobre 1994, Saintes . 8 
                        -     C’est le cas du premier 
                        numéro des Femmes Françaises paru en Janvier 1944 . 9 
                        -     L’Assaut , 29 septembre 
                        1944, Tournon (Ardèche) . 10 
                        -   CAGN (Centre Administratif de la 
                        Gendarmerie Nationale) Cie de l’Oise . 11 
                        -   Anise Postel-Vinay , Jacques Prévotat 
                        , « La déportation » , in La France des années noires 
                        , sous la          direction 
                        de  Jean-   Pierre Azéma et François 
                        Béda rida , tome 2 , Paris , Seuil, 1993 . 12 
                        -   Archives Nationales F1cIII/1219 . 13 
                        -   Parmi ces photos , deux reviennent 
                        régulièrement : celle de Capa à Chartres , et une autre 
                                 anonyme 
                        faite à Paris dans la  cours de la Préfecture 
                        , où une femme tondue et tuméfiée tient une          pancarte 
                        : « A fait fusiller son  mari » . 14 
                        -    CAGN - Cie Charente-Inférieure 
                        . 15 
                        -    L’Yonne Républicaine , 19 septembre 
                        1944 , Auxerre . 16 
                        -    CAGN - Cie Charente-Inférieure 
                        . 17 
                        -    Les Allobroges , 13 septembre 1944, 
                        Grenoble . 18 
                        -    CAGN - Cie Charente-Inférieure 
                        . 19 
                        -    CAGN - Cie de l’Yonne . 20 
                        -    Cité par François Fouquet , 
                        L’épuration dans l’administration française , Éditions 
                        du CNRS , Paris           1994,       p.131) 21 
                        -    Archives Départementales de 
                        l’Oise . 22 
                        -    Hélène Eck, « Les Françaises 
                        sous Vichy » , in Histoire des femmes , t.5 , sous la 
                        direction de           Françoise 
                         Thébaud Paris,  Plon , 1992. 23 
                        -    On pense par exemple à La Fiancée 
                        du pirate de Nelly Kaplan . 24 
                        -    La Voix de l’Ouest , 28 septembre 
                        1944 , Rennes . 25 
                        -    Archives Nationales , F1a 4026 
                        , rapport du Commissaire Régional de la République de 
                        Poitiers . Si          de 
                          plusieurs régions  de France proviennent 
                        des interrogations sur le cadre juridique de la          répression 
                        de la  « collaboration horizontale » , il  n’y 
                        a pas réellement de suite au niveau          gouvernemental 
                        . 26 
                        -    Archives de l’Oise 33W 8270 
                        .   27 
                        -    Michèle Bordeaux , « Sept ans 
                        de réflexion , divorce et ordre social (1940-1945) » 
                        , dans Droit ,           Histoire 
                        et   Sexualité , textes réunis par jacques 
                        Poumarède et Jean-Pierre Royer , Paris , L’espace           juridique 
                        , 1987 ,      pp.229- 247. 
                         28 
                        -    Ce que semble ignorer les Chambres 
                        civiques de la Vienne ; voir supra. 29 
                        -    La Libération de l’Aunis et 
                        de la Saintonge , 15 septembre 1944 , Saintes . 30 
                        -    CAGN - Cie de l’Oise . 31 
                        -    L’Assaut , 4 septembre 1944 
                        , Privas . 32 
                        -    L’Aube Libre , 5 septembre 
                        1944 , Troyes . 33 
                        -    Ce Soir , 24 août 1944 , Paris 
                        . 34 
                        -    L’Echo de la Corrèze , 14 septembre 
                        1944 , Tulle . 35 
                        -    Quelques femmes ont été abattues 
                        ou fusillées après avoir été tondues . Ces cas sont 
                        rares , mais           avec 
                        l’exemple  de celles qui sont tondues puis 
                        internées , montrent bien que la tonte n’est           substitutive 
                        d’aucun autre châtiment . 36 
                        -    L’Assaut , 25 septembre 1944, 
                        Privas . 37 
                        -    La Marseillaise , 25 août 1944 
                        , Marseille . 38 
                        -    Voies Nouvelles , 7 septembre 
                        1944 , Périgueux . 39 
                        -    La Marseillaise , 3 septembre 
                        1944 , Marseille . 40 
                        -    Les Allobroges , 25 août 1944 
                        , Grenoble . 41 
                        -    La Croix du Nord , 8 septembre 
                        1944 , Lille . 42 
                        -    Le Tarn Libre , 29 août 1944, 
                        Albi . 43 
                        -    La Libération de l’Aunis et 
                        de la Saintonge , 15 septembre 1944 , Saintes . 44 
                        -    L’Union Champenoise , 1er septembre 
                        1944 , Reims . 45 
                        -    La Voix de la patrie , 13 septembre 
                        1944 , Perpignan . 46 
                        -    La France Libre , 19 septembre 
                        1944 , Cahors . 47 
                        -    Alain Brossat , op.cit. 48 
                        -    Pierre Laborie , L’opinion 
                        française sous Vichy , Paris , Seuil , 1990 . 49 
                        -    Les Allobroges , 5 septembre 
                        1944 , Grenoble .             Dernière 
                        révision : 4/02/04    |