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Guerre, femmes et nation en France (1939-1945)

 

Luc Capdevila (CRHISCO – (Université de Rennes2) et Fabrice Virgili (IHTP – CNRS)

 

        Depuis l’appel à l'arrêt des hostilités prononcé par le maréchal Pétain le 17 juin 1940 et le soulagement manifestée par une grande partie de la population un premier clivage est apparu. Dans la situation de désarroi et d'acceptation de la défaite certains ont refusé l’armistice et sont restés de facto mobilisés contre l’ennemi. Cet antagonisme a produit deux discours antithétiques sur la nation. Vichy propose alors une reconstruction nationale à l'écart de la guerre et sous domination allemande. En face, dans le camp de la France combattante, la renaissance française ne peut être que le prolongement du combat pour la libération nationale. En réservant une large place au genre, les deux discours en firent un élément structurant de la nation.

 

        Du côté de Vichy, comme de la Résistance, les discours reproduisent l'imaginaire social dominant de la mère au foyer. Au delà, la réalité fut plus complexe. Pour les hommes, les effets de la défaite puis de l’occupation se traduisent concrètement par l’importance des départ vers l’Allemagne comme prisonniers de guerre, requis au titre du service du travail obligatoire et déportés. Pour les femmes, la situation mêle l’absence d’un mari ou d’un père et un quotidien de pénurie. La délimitation entre front et arrière se trouve alors passablement brouillée et le vécu de nombreuse femmes s’est trouvé en porte-à-faux avec les stéréotypes de la ménagère. Par ailleurs, dans le cadre de la mobilisation organisée par la France combattante, les appels adressés aux Françaises de tous âges coexistent avec une vision traditionnelle du féminin. Loin de s’opposer, les images de la combattante et de la mère au foyer révèlent un enchevêtrement des systèmes de représentations qui témoigne de la dynamique des imaginaires en temps de guerre.

 

1/ Penser la défaite et l’invasion

 

        Le choc de la défaite a constitué aux yeux des contemporains une rupture irrémédiable avec le passé. Les discours produits alors sur le devenir de la France avaient en commun le thème de la nécessaire reconstruction, que celle-ci se fasse sous la férule de l’Allemagne nazie ou s’enracine au contraire dans le combat contre sa domination. Le discours de la régénérescence ne s’est pas limité au seul politique, la mobilisation à laquelle ont appelé la Révolution nationale comme la France combattante participe à un discours sur le masculin comme le féminin.

 

        Cette réflexion s’inscrit à la fois dans le contexte du bouleversement majeur de l’année 1940 et dans l’évolution à plus long terme des relations entre les sexes. On peut relever au cours des premières décennies du vingtième siècle, une importante mobilisation des femmes lors de la Grande Guerre, la violence des polémiques autour du roman La Garçonne, le vote de la loi du 18 février 1938 qui a mis fin à l’incapacité civile de la femme mariée mais également le refus répété d’accorder le droit de vote aux femmes. Si aujourd’hui le regard porté sur l’ensemble de cette période par les historiens insiste plus sur le maintien des assignations traditionnelles des sexes[1] il n’en demeure pas moins que la question a été soulevée de manière récurrente au cours de la période remettant en cause l’immuabilité des rapports entre les sexes.

 

        Si ces changements sont perceptibles du point de vue du féminin ils le sont également du côté du masculin. Le “triomphe de la division sexuelle” pour reprendre l’expression de Françoise Thébaud à propos du premier conflit mondial, c’est-à-dire la répartition entre un front masculin et un arrière féminin n’a pas empêché une rupture profonde entre l’homme- guerrier de 1914, progressivement transformé au cours des quatre années de guerre en homme broyé par les horreurs du champ de bataille. Tout en ayant rempli leur rôle de défenseur de la patrie et du foyer, l’image des anciens combattants de la “der des ders”, des “gueules cassées”, s’est sensiblement éloignée de la représentation virile du soldat héroïque.

        Ces éléments doivent être pris en compte pour comprendre l’importance du symbolisme sexué mis en œuvre dans les discours de la défaite et de l’invasion.

 

        Drôle de guerre et défaite : un brouillage des genres

 

        Le 2 septembre 1939, dans l’ordre de mobilisation générale des classes d’âge 1909-1938, rien ne paraissait, du point de vue des assignations entre les sexes, distinguer l’année 1939 de l’année 1914. 4,5 millions d’hommes furent appelés sous les drapeaux, une grande part de la population masculine adulte était ainsi envoyée vers le front. Les femmes, elles, restaient à l’arrière et après avoir salué leur époux ou leur fils en partance elles poursuivirent leurs tâches quotidiennes à la maison comme au travail. La période qui a suivi la déclaration a connu une reprise de l’emploi féminin après quelques années de décroissance et de chômage[2]. Pourtant l’absence de combats, l’immobilité des troupes pendant les huit mois qui ont séparé la déclaration de guerre de l’invasion allemande offrent de nombreux indices d’un brouillage en profondeur de l’image d’un soldat masculin imprégnée de virilité guerrière. Les descriptions de la drôle de guerre renvoient des images plus proches de l’univers domestique que du champ de bataille. Bien qu’accentuée par une propagande visant à rassurer une population qui redoutait plus que tout le renouvellement des boucheries de la “Der des ders”, les articles et reportages sur la vie au front traduisent une inaction ponctuée de scènes de la vie quotidienne et d’activités destinées à soutenir le moral des troupes : théâtre aux armées, plantation de rosiers en contrebas de la ligne Maginot[3], parties de football.

 

        L’inactivité prolongée a renforcé le sentiment d’un inutile éloignement du foyer. Le succès de la chanson de Maurice Chevalier pour qui “les excellents Français, excellents soldats (…) désirent tous désormais qu’on nous foute une bonne fois la paix” est de ce point de vue révélateur, comme l’est également une autre chanson en vogue au cours de cette année 1939 interprétée par Ray Ventura qui imagine les “joyeux petits poilus” aller “pendre leur linge sur la ligne Siegfried”. Le linge, activité ménagère par excellence devenue celle des soldats immobiles dans leur cantonnement, remplace l’étendard tricolore. Il est même associé à l’une des principales figures guerrières du panthéon germanique.

 

        Paradoxalement la Seconde Guerre mondiale dont le caractère total a impliqué les populations civiles et la sphère privée, a été précédée en France par une courte période au cours de laquelle le front semble avoir été investi par la vie domestique. Si le rôle des femmes ne semble alors connaître aucune modification sensible, celui des hommes, au moins dans sa perception, comme défenseur de la patrie paraît bien plus confus. La défaite puis l’occupation concrétisent dans les faits le caractère obsolète d’une division entre un front masculin et un arrière féminin.

 

        Un mois de guerre éclair a rendu concrètement toute distinction entre front et arrière veine. De six à huit millions de personnes ont abandonné leur foyer pour les routes de l’exode, deux millions d’hommes ont été faits prisonniers.        L’ampleur du désastre militaire, humain, moral a été l’objet de très nombreux récits et analyses, nous nous limiterons ici à souligner ce qu’il représente en terme de faillite d’une certaine image du masculin. Non seulement les hommes n’ont pu éviter la débâcle, en ne parvenant pas à empêcher, selon le vers de la Marseillaise symbolique de l’image du citoyen-soldat, “l’ennemi d’égorger nos fils et nos compagnes”, mais mobilisés ils ont été absents lors de l’exode puis prisonniers absents de leur foyer pour lui faire traverser les épreuves à venir. Assignées à l’arrière, les femmes se sont pourtant retrouvées au-devant des événements sur les routes de l’exode puis pour gérer le quotidien de l’Occupation.

 

        La responsabilité des femmes dans la défaite

 

        Pour le Maréchal Pétain, la défaite provenait d’une dégénérescence morale dont l’esprit de jouissance opposé à celui du sacrifice était la manifestation la plus forte. Comme le souligne Jean-Pierre Azéma[4], cela permettait d’exonérer la hiérarchie militaire de ses responsabilités. Néanmoins, la mise au premier plan de la dimension morale se situait dans le prolongement des discours de l’extrême droite maurrassienne conservatrice et catholique et annonçait le projet politique de la Révolution nationale. Marquée du sceau du retour à l’ordre et du rétablissement des hiérarchies “naturelles”, la thématique vichyste s’est en grande partie développée sur l’idée de la faute. Derrière la culpabilité collective, il y avait pourtant une graduation des responsabilités. Pour Vichy, la responsabilité des juifs, des étrangers, des communistes ou des francs-maçons était absolue et n’autorisait aucun repentir, l’exclusion orientait toute la politique menée à leur encontre par les autorités de l’État français. Cependant pour le reste de la population, la contrition et le sacrifice devaient permettre à chacun de retrouver sa place “naturelle” dans la nouvelle France.

 

        “Trop peu d’enfants, trop peu d’armes, trop peu d’alliés”, la dénatalité a pris le pas dans l’explication de la défaite sur les causes militaires. Le fléchissement démographique sensible depuis la fin du XIX° siècle, la saignée puis le déficit des naissances du premier conflit mondial, ont été une préoccupation constante de l’entre-deux-guerres. La répression de l’avortement (loi de 1920) comme la mise en place des allocations familiales sont parmi les mesures les plus significatives de la politique nataliste de la IIIe République. Pour Vichy, le manque d’enfants de sexe masculin et donc de futur hommes-soldats était présenté comme l’expression la plus forte du déclin de la France.

 

        Dans le mea culpa collectif, les femmes étaient considérées comme coupables et victimes de la dégénérescence, en cela elles occupaient une place spécifique. La prétention des femmes à l’égalité entre les sexes, la quête du plaisir et la frivolité attribuée aux jeunes Françaises les auraient éloignées de leur rôle de mère et d’épouse. Francine Muel Dreyfuss[5] rappelle comment le tandem, symbole des loisirs du Front populaire et du couple sans enfants, était pour Vichy un objet honni. Dominique Veillon souligne également la stigmatisation par le régime d’une certaine apparence : port du pantalon, mode des cheveux courts ou platinés, maquillage excessif, consommation de tabac[6]. Cette condamnation s’intègre dans l’accusation plus large portée contre l’égalitarisme au dépend de la hiérarchie et de l’individualisme opposé à la communauté, elle a pris une dimension particulière envers les femmes coupables de s’être éloignées de leur fonction biologique de reproduction, cause principale de la baisse démographique.

 

        Pour Vichy “tout ce qui éloigne les femmes [de la maternité] est contre nature, immoral et fatal à la Patrie” rappelle Hélène Eck[7]. Mais si les femmes ont été désignées comme coupables, elles étaient également considérées comme les victimes d’une société qui avait laissé libre cours à leur égoïsme et leur faiblesse. Comme l’a écrit André Courthis en octobre 1941 dans un article de Candide intitulé “Le marxisme est l’ennemi de la femme et du foyer” : “la femme française porte aujourd’hui dans la défaite de la France sa part, lourde part, de responsabilité.

        Les hommes nouveaux l’ont compris. Les lois nouvelles autant que sages sont sévères. Elles freinent le déchaînement de l’avidité féminine, restreignent pour les jeunes filles l’accès aux carrières libérales, facilitent au contraire d’une façon qui équivaut à l’imposer le retour ou le maintien de la femme au foyer”[8]. La double dimension de coupable et de victime est caractéristique du discours de Vichy envers les femmes. Le régime n’a pas appelé au châtiment des coupables, mais à leur retour, sous le contrôle de l’État, du père et du mari, à la place traditionnelle qui leur revenait.

 

        Ce discours de la victimisation sous tend celui de l’incapacité du libre arbitre des femmes. Coupables mais irresponsables, c’était à la société d’assigner les femmes à leur place. De ce point de vue, l’objectif était avant tout d’effacer toute marque d’autonomie des femmes et de les inscrire étroitement dans les liens de dépendance sociaux, familiaux ou conjugaux. Sous couvert d’une politique de la famille : généralisation de l’allocation de mère au foyer (loi du 29 mars 1941) ; durcissement des conditions de divorce (loi du 2 avril 1941) ; loi du 23 juillet 1942 sur l’abandon du foyer qui devient une faute pénale et non plus civile ; interdiction d’embauche des femmes mariées par la loi du 11 octobre 1940 ; enfin au titre de la défense de la Patrie : la qualification de l’avortement comme “crime contre la sûreté de l’État” (loi du 15 février 1942), ou encore la possibilité pour le ministère public d’engager des poursuites pour adultère à l’encontre des épouses des prisonniers de guerre (loi du 23 décembre 1942). L’ensemble de ces mesures, même si elles ne font dans bien des cas que renforcer la législation antérieure, participent à l’exclusion des femmes de la sphère publique et à leur (ré)installation dans un foyer domestique sous contrôle.

 

        Pour Vichy il y avait là un véritable enjeu et le redressement national devait passer par l’affirmation d’une différence intangible entre les sexes. En assimilant le brouillage des genres au régime de la Troisième République, Vichy a inscrit le genre dans l’idéologie de la Révolution nationale. La politique de l’État français envers les femmes, caractérisée par un antiféminisme extrême, utilisait également une représentation de la femme ménagère encore largement présente dans l’univers mental des Françaises et des Français.

 

        Vichy et la mobilisation des femmes

 

        La famille proclamée cellule de base de la nouvelle société était au centre de la devise de l’État français (Travail Famille Patrie). La politique de Vichy envers les femmes n’est pas simplement un aspect parmi d’autres de la Révolution nationale. Elle a occupé une place centrale dans le retour à l’ordre. La restauration de la place naturelle des hommes comme travailleurs et des femmes comme épouses et mères en raison de leur infériorité biologique participait au rétablissement de toutes les hiérarchies “naturelles” proclamées par Vichy. Comme le souligne Miranda Pollard[9], la mobilisation des femmes était cruciale. Elles assuraient dans un pays en plein chaos un lien social fortement ébranlé par la guerre. Comme gardienne du foyer, elles devaient être gagnées à la Révolution nationale. Néanmoins ce n’est qu’en retrouvant leur place de mère et d’épouse que les femmes pouvaient intégrer le projet de la Révolution nationale. C’était par le renoncement à tout ce qui les éloignait de leur destin naturel que les femmes pouvaient effacer leurs responsabilités et participer à la reconstruction du pays.

 

        Plus qu’une mobilisation réelle des femmes, Vichy a utilisé l’image de la femme/mère à des fins de propagande. À la différence de la France combattante, ou des autres pays en guerre, pour l’État français la guerre était terminée et la France devait construire sa place dans la nouvelle Europe. Il n’existe donc pas comme lors de la Première Guerre mondiale de participation à l’effort de guerre, de mobilisation de l’arrière pour soutenir le front, ni contrairement à la résistance d’appel à l’engagement. Loin d’un discours de guerre, le modèle proposé par Vichy, pacifié, offrait une image rassurante, éternelle et maternelle qui correspondait à l’attente d’une grande partie de la population. Le message pouvait s’adresser au mari comme dans une affiche de Philippe Noyer éditée en 1942 “Vos dépenses seront moins lourdes avec la femme au foyer”, ou directement à la mère : “Mamans, la femme coquette, sans enfants n’a pas de place dans la cité, c’est une inutile. La mère de famille y a son rôle parce qu’elle est compétente, elle sert c’est sur leurs genoux que se forme ce qu’il y a de plus excellent dans le monde, un honnête homme”[10]. L’idéal maternel de Vichy n’avait pas pour seules destinataires les femmes et le message s’adressait également à l’ensemble de la population. La fête de mères, qui existait pour les mères de familles nombreuses depuis 1920, est devenue officielle et a été étendue à toutes les mères à partir de 1941. Elle est une des manifestations les plus significatives de la mobilisation du modèle maternel.    

 

        Dès la première, le 25 mai 1941, la propagande a multiplié les initiatives pour faire de cette journée un moment de consensus. Derrière la mère, c’était l’ensemble de la Révolution nationale et de son chef Pétain qui se trouvait glorifié. Spectacles, défilés, médailles, discours, tous les moyens étaient déployés. Une affiche tirée à 80 000 exemplaires et placardée dans toutes les écoles disait : “Ta maman l’a fait pour toi… Le Maréchal te demande de l’en remercier gentiment” [11].

 

        Le discours de promotion de la famille n’était pas propre à Vichy, il s’inscrivait dans un courant nataliste beaucoup plus large qui à droite comme à gauche répondait à l’inquiétude démographique de la société française. Il ne fait guère de doute que la réassignation des rôles traditionnels du féminin et du masculin mis en œuvre par Vichy a rencontré l’assentiment d’une très large partie de la population française. Parce qu’elle correspondait à un univers mental pour lequel la division féminin/domestique, masculin/public restait opérante, parce que la place accordée à la famille “cellule de base de la société” a constitué un repère minima dans une société en plein chaos, enfin parce que l’image d’une famille nucléaire construite sur le bonheur et préoccupée de sa progéniture de plus en plus affirmée depuis les années 30, a trouvé par-delà les aspects idéologiques du régime une concordance morale.

 

        Du côté de la France combattante, il ne s’est guère manifesté d’oppositions aux mesures concernant la politique familiale de Vichy. De nombreuses critiques soulignaient par contre le décalage entre un discours de protection de la famille et la réalité des situations vécues. La comparaison entre l’affiche officielle du secrétariat d’État à la famille pour la fête de mai 1942 et d’une affiche de la résistance qui s’en est inspirée directement est significative. Au bébé joufflu et souriant de la première affiche répond l’enfant décharné de la seconde. Mais dans les deux cas, le sort de la mère et de l’enfant sont liés, et le bonheur ou le malheur sont ceux de la maternité. L’affichette de la résistance se situe dans le même cadre que celui proposé par Vichy. Même s’il s’agissait d’un appel à manifester pour le pain et la liberté, il s’adressait spécifiquement aux mères françaises.

 

        La prégnance du modèle maternel, repris et amplifié par Vichy, se retrouve aussi bien dans les discours de la France combattante pendant l’occupation qu’après guerre. Néanmoins alors que pour Vichy, il s’agit d’un modèle unique, l’engagement des femmes dans la résistance et la France libre traduit une réalité complexe et met en évidence l’enchevêtrement de représentations plus variées du féminin.

 

2/ Le refus de la défaite, mobilisées et volontaires de la France combattante

 

        Le processus de totalisation de la Première Guerre mondiale avait conduit à mobiliser la société tout entière dans l'effort de guerre, les hommes comme les femmes. Mais la séparation nette entre l'arrière et le front avait contribué à penser davantage la mobilisation selon la différence des sexes : tandis que les hommes étaient essentiellement dirigés vers le champ de bataille, les femmes étaient élevées en protectrices de l'arrière, en gardiennes de leur ventre aussi.[12] L'Occupation changea la donne. La reconstruction nationale pensée par Vichy niait la poursuite du conflit ; le discours politique fut alors orienté vers un réajustement du genre, affirmant la limitation de l'espace féminin à la sphère domestique, réduisant les hommes désarmés par la défaite à la fonction du père nourricier, donc du travailleur. La contradiction avec la réalité était évidente : l'absence des hommes (prisonniers de guerre, requis du STO etc.) et la pénurie contraignaient les femmes à travailler. Par contre, pour la Résistance, la guerre n'avait pas cessé, mais la notion de front et d'arrière s'était brouillée : l'arrière était devenu le front. Symboliquement Le silence de la mer de Vercors[13] témoignait d’une résistance qui commençait au foyer.

 

        L'engagement des femmes dans la guerre

 

        Dans un pays soumis à la dictature et l'occupation et dans lequel la responsabilité politique était refusée aux citoyennes[14], des femmes se portèrent volontaires au nom de la défense nationale. Les travaux sur l'engagement dans la résistance organisée évaluent la proportion féminine de l'ordre de 10 à 25 % de la population résistance totale selon les lieux et les mouvements[15]. À ses débuts, la Résistance et la France libre mobilisèrent les rares hommes et femmes volontaires en fonction des besoins et de leurs aptitudes, néanmoins l'identité sexuée resta un des déterminants dans les assignations[16]. En général les femmes furent recrutées dans des rôles considérés comme féminins par le sens commun. Les premières missions effectuées dans le cadre de la résistance civile pouvaient être confiées indifféremment à des hommes ou à des femmes selon les mœurs de l'époque : renseigner, convoyer, distribuer…. Plus généralement elles ont occupé des fonctions de protection du foyer résistant, “maternage” des fugitifs ou des clandestins, “marrainage” des partisans, résistantes du seuil de la porte et "mères" du maquis, secrétaires…. Elles étaient aussi instrumentalisées par les mouvements et les réseaux qui exploitaient les stéréotypes du féminin : le PCF organisait des manifestations de ménagères protestant contre le ravitaillement. C'était un moyen pour lui de diriger une opposition publique au régime de Vichy et contre l'occupant tout en limitant les risques de répression. Autre exemple, pour abuser l'ennemi la préférence était donnée aux femmes comme agent de liaison et notamment les jeunes mères poussant un landau : l'image de la maternité et de la vulnérabilité, métaphore par excellence du civil inoffensif. La situation change avec le passage à la lutte armée et la militarisation de la résistance : dès lors le taux de féminisation chute dans les groupes de combat pour devenir insignifiant. Seules de très rares partisanes ont effectivement porté les armes durant les affrontements. En général les femmes présentes dans ces formations intervenaient dans les unités médicales, les services sociaux des maquis ou comme agent de liaison, certaines recevant à ce titre des grades d'officier FFI ou FTP .

 

        Alors que la femme au fusil ou en uniforme était une image iconoclaste pendant la Première Guerre mondiale, elle a été progressivement valorisée par la France combattante ente 1940 et 1944. Cette représentation est neuve. Certes, dans les récits, les gravures, au 19ème siècle, des femmes s'emparent des armes lors des moments intenses de mobilisation ; dans ces représentations elles prennent le fusil en dernier ressort et dans un geste désespéré pour suppléer au compagnon masculin en train de tomber. Il en va différemment dans le discours de la France combattante entre 1940 et 1945. Dans le champ des représentations, les femmes en armes posant dans les corps francs, les femmes du maquis défilant en tête à la Libération et les femmes soldats marchant au pas dans les villes libérées sont investies de l'image du volontaire patriote et victorieux. De nombreux documents photographiques ou des récits valorisant l'image des femmes patriotes en armes ou en uniformes ont été publiés à la Libération[17]. Pour comprendre ce changement culturel il faut certainement faire appel à l'évolution des mœurs, au brouillage de l'arrière et du front favorisant la mobilisation des femmes dans la résistance civile au côté des hommes et dans les services de l'armée régulière. Les modèles étrangers ont eu aussi un impact : l'armée rouge, la mobilisation des républicaines espagnoles pendant la guerre civile ont inspiré la résistance communiste.

        

        Parallèlement des unités féminines ont été créées dans l'armée régulière de la France libre, or les Alliés anglais et américains comptaient des unités de femmes soldats dans leurs rangs. La toute première unité française de femmes soldats fut créée à Londres le 7 novembre 1940 et rattachée à la France Libre. Composé initialement d'une vingtaine de "Françaises libres" avec un statut militaire, le Corps des Volontaires Françaises était copié sur le modèle britannique des ATS (services auxiliaires de l'armée de terre)[18]. De fait, la commandante Terré qui créa l'Arme Féminine de l'Armée de Terre (AFAT) le 26 avril 1944, s'était directement inspirée du modèle anglais qu'elle avait eu loisir d'observer à Londres[19]. Le petit groupe des Françaises libres fut largement amplifié par la suite avec différents corps de femmes soldats qui ont été créés en Algérie comme auxiliaires des armées de terre, de l'air et de la marine. Environ 5000 femmes ont été enrôlées dans cette circonstance entre 1942 et 1944, le premier corps de femme soldat en Afrique du Nord étant créé dès le 20 novembre 1942 dans les transmissions. C'était là un événement sans précédent dans l'armée française. À cette date les femmes soldats sont encore mobilisées dans des fonctions féminines traditionnelles : standardistes, opératrices, secrétaires…. Mais, leur faire revêtir l'uniforme, les assigner au cantonnement, sous commandement féminin et les faire défiler au pas en tenue de combat dans les rues d'Alger puis de la France libérée était une véritable révolution culturelle. Surtout, elles sortirent des bureaux, des casernes pour aller sac au dos planter le bivouac sur le théâtre des opérations, faire la campagne d'Italie puis la campagne de France, sans pour autant porter les armes, ce n'était toujours pas leur attribution.

 

        Ces femmes volontaires avaient conscience d'affronter des tabous, il en était de même pour l'institution militaire. De ce fait, s'il faut tenir compte de l'évolution des mentalités, du rayonnement des modèles étrangers, il existait un environnement particulier : le manque d'hommes, ce fut un facteur important favorisant l'appel aux femmes dans des secteurs inhabituels pour leur sexe. Dès lors, comme au cours de la Première Guerre mondiale ces nouveaux rôles étaient pensés dans le provisoire : avec la paix, le retour à l'ordre des sexes devait dissiper le brouillage généré par le conflit[20]. Dans ce contexte, les mobilisées comme les mobilisateurs développèrent le sentiment de commettre une transgression.

 

        Le discours sexué de mobilisation de la France combattante

 

        Le discours émis par la France combattante sur la mobilisation des femmes est complexe. Loin d'être homogène et d'enfermer les femmes dans un rôle unique, il présente un enchevêtrement de représentations témoignant d'une époque où l'identité et le statut des femmes étaient en train de changer. Certaines de ces représentations élèvent les femmes en gardiennes du foyer, l'arrière devenu le front impliquant plus directement les femmes dans la défense nationale. C'est notamment un discours émis par la Résistance. Le 20 avril 1944 Lucie Aubrac déclinait longuement à la BBC les raisons pour lesquelles la guerre était devenue “aussi l'affaire des femmes” :“... La guerre est l'affaire des hommes. Mais les Allemands, qui ont menacé des femmes et asphyxié des enfants, ont fait que cette guerre est aussi l'affaire des femmes. [...]

 

        Notre foyer disloqué, nos enfants mal chaussés, mal vêtus, mal nourris ont fait de notre vie depuis 1940 une bataille de chaque instant contre les Allemands. Bataille pour les nôtres, certes, mais aussi bataille de solidarité de tous ceux qu'a durement touchés l'occupation nazie.

        La grande solidarité des femmes de France : ce sont les petits enfants juifs et les petits enfants des patriotes sauvés des trains qui emmènent leurs parents vers les grands cimetières d'Allemagne et de Pologne ; ce sont dans les prisons et les camps de concentration en France les colis de vivres et de cigarettes, le linge nettoyé et raccommodé, qui apportent aux patriotes entassés derrière les murs un peu d'air civilisé et d'espoir ; ce sont les collectes de vêtements et de vivres qui permettent aux jeunes hommes de gagner le maquis ; ce sont les soins donnés à un garçon blessé dans un engagement avec les Allemands.

        Et puis maintenant que tout le pays est un grand champ de bataille, les femmes de France assurent la relève des héros de la Résistance. Dans la Grande Armée sans uniforme du peuple français, la mobilisation des femmes les place à tous les échelons de la lutte : dactylos, messagères, agents de liaison, volontaires même dans les rangs des Groupes Francs et des Francs Tireurs, patiemment, modestement, les femmes de France mènent le dur combat quotidien….”[21]

 

        Le système de représentations dominant dans la voix de Lucie Aubrac élève la ménagère en patriote. C'est en tant que mère, qu'épouse qu'elle participe à la guerre, protégeant les enfants et ravitaillant les maquis, son rapport à la nation et à la patrie se comprend comme une extension du foyer : elle protège les enfants des autres et ravitaille, soigne, coud, nettoie les vêtements des partisans. Quant à sa participation à la “Grande Armée” : elle demeure dans un rôle d'auxiliaire féminine même si elle est censée assurer “la relève”.

 

        L'idée la plus répandue, notamment dans le discours de l'institution militaire, était de solliciter les femmes pour compenser le manque d'hommes. Au sein même de l'armée, dans les milieux favorables à une présence féminine, la division sexuée des tâches était clairement exposée : les femmes devaient assurer des fonctions en relation avec leur sexe : dans l'administration militaire et les soins, tout en préservant leur “nature” féminine car elles devaient redevenir des épouses et des mères une fois le conflit terminé, entre-temps elles auraient libéré autant de braves pour le champ de bataille. En France occupée, le vécu de la clandestinité conduit également à considérer que les femmes accomplissent des missions à la place des hommes, comme le montre Laurent Douzou à partir des archives du BCRA et du groupe Libération[22]. Cette thématique de la mobilisation féminine, tout en présentant des variations, alignait les femmes sur un même mode : la guerre est une affaire d'hommes, mais l'agressivité des Allemands, les nouvelles formes prises par ce conflit et le déficit en hommes pour des raisons variées contraint les femmes à se commettre dans des rôles masculins : en tant qu'épouse, en tant qu'auxiliaire, en se substituant provisoirement aux combattants.

 

        Ces représentations altèrent l'image du volontaire féminin. Conjointement un autre discours était émis : celui de la femme patriote, celle-ci n'étant pas forcément en armes à la différence du modèle masculin. Cet appel au patriotisme des femmes était présent dans les campagnes de recrutement entreprises en Afrique du Nord, les affiches faisant appel aux volontaires s'adressaient aux “Françaises” et faisaient vibrer la fibre patriotique: “pour libérer la France, Françaises, venez au corps féminin des transmissions”[23]. Il était prégnant aussi dans les images émises par l'AFAT. Le fascicule Volontaires pour la France introduit le bref historique de la mobilisation féminine par : “Il y a toujours eu des volontaires pour la France, déjà elles filaient la quenouille pour payer la rançon de Du Guesclin et Jeanne d'Arc mourait pour elle et Jeanne Hachette résistait à l'ennemi. Elles ont vu partir leurs hommes et mourir leurs enfants, alors elles ont voulu servir

aussi…”[24]. À travers ces brèves références historiques c'est un panel du patriotisme féminin qui est décliné : les femmes, dès la guerre de Cent ans se sont mobilisées "dans leur sexe" en filant patriotiquement la quenouille pour libérer les héros, mais aussi telles les volontaires en armes : Jeanne d'Arc ou Jeanne Hachette. Le PCF émettait des représentations voisines dans les messages qu'il destinait aux femmes. Au début de la guerre la presse clandestine communiste s’adressait aux ménagères, mais au fur et à mesure que la résistance s'engageait dans la lutte armée l'organisation communiste enflamma son discours de mobilisation féminine par l'appel aux armes demandant aux femmes patriotes de rejoindre les FTP[25].

 

        Les modèles patriotiques proposés étaient ceux de Jeanne d'Arc et de Jeanne Hachette, mais il était fait référence aussi à Louise Michel et aux partisanes soviétiques. "Pas une femme de France au STO - Jeunes filles de France, aux armes" titrait un tract de 1943[26]. À partir d'une étude sur les résistantes communistes Paula Schwartz montre comment cette mobilisation féminine orientée vers la lutte armée démarra fin 1942 et alla en s'amplifiant jusqu'à l'été 1944 et les combats de la libération, alors le PCF appela à former des bataillons féminins et à monter sur les barricades. Mais dans la réalité, à l'image de la France libre, les femmes ont été mobilisées comme auxiliaires des partisans, la direction communiste refusa obstinément qu'elles puissent porter les armes et servir dans les groupes de combat ; malgré la demande de certaines partisanes à prendre les fusils elles furent cantonnées dans les activités non combattantes. Autrement dit, la direction communiste elle aussi oscillait entre le modèle dynamique du patriote (le volontaire citoyen soldat qui dans le discours de mobilisation du PCF était désormais investi par le féminin) et une représentation de la femme profondément enracinée dans les mentalités : elle ne pouvait être que désarmée, ses activités devaient être limitées à la sphère domestique. La mobilisation des femmes dans le réel ne faisait qu'étendre leurs activités en faisant coïncider le patriotisme féminin avec l'identité de la ménagère : d'où ce décalage entre le discours de mobilisation et la mobilisation réalisée par le PCF.

 

        On voit ici agir des systèmes de représentations de la citoyenneté féminine concurrents mais aussi enchevêtrés car ils coexistent dans un même imaginaire : ils ne parviennent pas à dissocier les femmes d'une identité de ménagère enfermée dans la vie domestique alignée sur la citoyenneté et le patriotisme actif de l'époux ou du fils, et d'un système de représentations qui tendait à indifférencier les femmes des hommes dans le rapport qu'ils devaient entretenir avec la nation : ce dont témoigne cette image du volontaire investi par le féminin autant présent mais dans des proportions différentes selon les différents pôles de la France combattante depuis l'armée régulière de la France libre jusqu'au PCF. Dès lors, il est nécessaire d'étudier comment les volontaires féminines vivaient leur engagement patriotique en tant que femme.

 

        Être volontaire féminine

 

        Les perceptions que les femmes avaient de leur propre engagement sont présentes dans les nombreux mémoires qu'elles ont écrits et publiés à la fin du conflit et dans l'après-guerre. Ces récits de guerre témoignent de la volonté de ces femmes de transmettre leur expérience, comme traditionnellement les combattants et les militaires de carrière le font après un conflit. Pour cette étude nous avons également utilisé une documentation complexe : des dissertations rédigées par des volontaires au cours de leur formation militaire en Algérie en mai 1944, dans lesquelles elles devaient développer une réflexion sur la présence des femmes dans les forces armées[27].

 

        La population féminine des volontaires évidemment n'est pas homogène, elles sont originaires de milieux socioculturels variés, la diversité vaut pour les options politiques (depuis les milieux catholiques conservateurs jusqu'à l'extrême gauche communiste) et les itinéraires qui les ont conduites à s'engager dans des structures aussi différentes que les FTPF, les services des transmissions du génie, ou les bataillons sanitaires, etc. Néanmoins, et dans le cadre limité de cette publication, il est intéressant de recenser les caractères généraux constitutifs de la spécificité de l'engagement féminin dans la France combattante.

 

        Le basculement dans l'action patriotique, vécu comme une rupture, donne lieu à deux grands types d'attitudes qui prend pour les femmes des formes originales. Certaines vivent la guerre et la mobilisation comme une opportunité, à la fois pour servir la patrie mais aussi pour réaliser des aspirations difficiles à satisfaire dans la vie civile en temps de paix. D'autres sont profondément troublées, elles font part du sentiment d'avoir été aspirées par un processus qu'elles ne maîtrisaient pas, tout en s'interrogeant sur leur identité de femme : “Dans l'armée, moi, une femme [...] les vieux préjugés inculqués dès l'enfance se dressent devant moi. [...] Où cela me mènera-t-il ? Mais c'est la guerre ! Ai-je ainsi la possibilité de gagner ma vie et de servir la France ? Cette double combinaison me rassure [...] j'ai signé si vite…”[28].

 

        Les explications quelles donnent de leur présence dans l'armée ou dans la résistance sont multiples. On retrouve le discours de mobilisation : remplacer les hommes déficitaires pour des raisons variées. “Les hommes ne sont pas assez nombreux sur le sol français libre ; il faut des femmes pour les remplacer partout où cela est possible”[29]. Mais l'idée dominante est qu'en répondant à l'appel elles accomplissent leur “devoir”. C'est ici un point important : la volonté d'agir pour participer à la victoire avec un ego variable selon les individus : il y a celles qui considèrent le rôle des femmes dans la guerre comme complémentaire de celui des hommes ; s'adressant de manière fictive à de nouvelles recrues M.M. leur disait : “... vous devez mettre tout votre cœur et toute votre activité au service de la France [...] votre tâche obscure [...] a son utilité [...] quand nous entrerons [...] à Paris vous saurez que vous aurez contribué pour une petite part si infime soit elle au relèvement de notre patrie et du monde entier.”[30] D'autres ont le sentiment d'accomplir une tâche aussi importante que celle des hommes, c'est ainsi que M.J. accueillait d'hypothétiques nouvelles recrues : “.. n'oubliez pas que vous êtes françaises, que vous avez le même idéal que nos soldats. Ayez le même élan ! le même enthousiasme! Pensez que vous représentez les femmes d'un pays, une armée et que des étrangers vous observeront et vous jugeront comme ils observent et jugent les combattants du front…”[31] . Denise Ferrier, conductrice ambulancière avait elle aussi la conviction d'accomplir une mission de soldat d'une valeur identique à celle des hommes, elle écrivait le 16 novembre 1944 alors qu'elle intervenait sur le théâtre des opérations en Lorraine : “Il n'est plus question de repos pour l'instant. C'est l'attaque, la vraie, celle qui demande des hommes et aussi des ambulancières. Nous sommes là”[32].

 

        De ce fait, les ressorts culturels ayant amené ces femmes à se mobiliser ne sont pas très différents de ceux qui ont conduit des hommes à se porter volontaire : le patriotisme, “servir”, “contribuer à la victoire”, “aider à la libération de la France”, chez les militantes la conscience politique étant davantage affirmée. Comme pour les hommes, certaines femmes témoignent du goût pour l'action, de la recherche du risque, et la volonté d'en découdre n'est pas toujours absente, “je veux être le plus près possible du danger, là où ma tâche sera la plus difficile, mais la plus utile”[33] ; Berthe Finat, Infirmière et Pilote Secouriste de l'Air (IPSA) clouée au sol pendant la drôle de guerre, tricotait des lainages pour les services de l'Entr'aide alors qu'elle “rêvait d'envol, de vie dangereuse dans le ciel”[34]. Mais les raisons initiales pouvaient être aussi beaucoup plus “terre à terre” : la pénurie, la misère, les bouleversements économiques et sociaux provoqués par la guerre ont amené certaines de ces jeunes filles à accepter un emploi inhabituel.

        Tant que la résistance était civile, les résistantes avaient le sentiment d'être à égalité avec les hommes : mêmes tâches, mêmes risques, mêmes responsabilités[35]. Par contre le passage à la lutte armée a réintroduit avec évidence la différence des sexes d'alors. De ce fait le patriotisme féminin en construction à cette date est davantage pensé en terme de complémentarité, le rôle majeur, celui du guerrier, étant d'essence masculine. L'accès aux armes et la militarisation des femmes étaient de ce fait des enjeux symboliques forts : un enjeu de citoyenneté, un enjeu aussi d'identité sexuée ; ceci explique la frustration des combattantes qui se virent interdire le port du fusil, mais parallèlement le soulagement d'autres volontaires de ne pas avoir à tenir un pistolet ; ce qui explique également la peur de se voir masculinisées de la part des femmes patriotes qui parfois ont effectivement le sentiment de devenir des hommes, ou qui s'inquiètent du risque de perdre leur essence féminine. “Toute ta vie, femme soldat. Ta féminité gardera, ainsi se terminait la chanson des volontaires de la 838ème compagnie des transmissions[36].

        La Seconde Guerre mondiale apparaît comme un observatoire qui vérifie un changement culturel en cours du féminin. Les représentations collectives dominantes de la femme tendaient à la réduire à la ménagère, mais les réalités de la guerre ont conduit à mobiliser des femmes dans des secteurs de la défense nationale qui jusqu'alors étaient d'identité masculine. C'était devenu possible en 1940-1945 car d'autres systèmes de représentations construisant notamment une identité féminine plus autonome et davantage présente sur la scène publique, coexistaient dans l'imaginaire social et donnèrent plus de lisibilité à l'engagement des femmes sur l'espace public.

 

        En retard sur la plupart des pays européens les Françaises ont obtenu le droit de vote par l’ordonnance du 21 avril 1944. Dans le cadre de la restauration républicaine, la France libre étendait aux femmes l’exercice de la citoyenneté. Deux ans plus tard dans le préambule de la constitution de la IVème République les Droits de l’homme étaient entendus aussi comme ceux des femmes. La reconnaissance du droit des femmes à intervenir sur l’espace public s’est concrètement traduite par leur entrée dans les diverses instances politiques de la libération et de l’après-guerre, depuis les comités locaux de la Libération jusqu’à l’Assemblée nationale. La période apparaît ainsi comme un moment exceptionnellement favorable à la représentation politique des femmes, notamment en raison de la recherche quasi systématique d'une présence féminine par les organisations issues de la Résistance.

 

        Néanmoins, les femmes ont occupé à l'époque une position marginale dans les lieux de pouvoir, très minoritaires (entre moins de 5% et 10% du corps politique), elles étaient peu associées à la prise de décision et une forte proportion siégeait dans les assemblées ou les conseils au titre de la représentation d'un compagnon masculin absent (au front, prisonnier, déporté, décédé). Surtout, très vite elles disparurent durablement de la scène politique officielle. Elles tombèrent également dans l’oubli de la mémoire patriotique:  la place prépondérante donnée aux épisodes militaires de la résistance et de la France libre, l’image “d’un pays libéré par son peuple” valorisèrent le masculin et marginalisèrent la participation des femmes à la lutte nationale.

 

        En effet, les représentations dominantes de la femme dans l'imaginaire collectif de la Libération restaient celles de la ménagère. On observe la prégnance de ces systèmes de représentations notamment dans les ressorts culturels sous-jacents à la répression massive des femmes accusées de relations sexuelles avec des soldats des troupes d'occupation. En tondant leur chevelure, en les traduisant devant les tribunaux, on châtiait un comportement qui, s’il relevait en temps ordinaire de l’immoralité ou de la légèreté, apparaissait en période de guerre et d’occupation comme une trahison. Dans ce contexte il n’était pas concevable qu’elles puissent disposer librement de leur corps. Par ailleurs, on ne peut que constater l'incrédulité des spectateurs qui assistèrent aux défilés des femmes soldats ou des partisanes en armes à la Libération, et faire état de la mauvaise réputation dont souffrirent les "filles du maquis" et les engagées volontaires dans les FFL : l'engagement qu'elles avaient choisi dans la défense nationale et leur immersion dans un univers masculin n'étaient pas compris par le plus grand nombre.

 

        Si la guerre totale a favorisé des déplacements dans les assignations et la diffusion de représentations décalées par rapport à l'imaginaire dominant, elle n'a pas entraîné un bouleversement dans les relations hommes/femmes. Mais, comme lors de la Première Guerre mondiale, une brèche avait été ouverte : des rôles nouveaux avaient été distribués, des questions avaient été posées, désormais le débat pouvait avoir lieu avec davantage d’écoute et de résonance dans la société, surtout cette fois des mesures avaient été prises. Comme l’a écrit la résistante Brigitte Friang : “lorsque les hommes ont besoin des femmes, ils oublient que ce sont des femmes. L'amusant est que ces hommes-là sont perdus à jamais pour le grand jeu du mépris dogmatique. Tous ceux qui ont véritablement participé à la Résistance [...] reconnaissent avoir eu leur image de la femme modifiée par cette période ”[37].

 

[1]     Thébaud (Françoise) (dir.), Histoire des femmes, Le XXe siècle, Plon, 1992.

[2]     Omnès (Catherine), “ La trajectoire des ouvrières parisiennes ”, dans Peschanski (Denis) et

         Robert (Jean-Louis),  Les ouvriers en France pendant la Seconde guerre mondiale, Paris,

         IHTP, 1992, pp.57-71.

[3]     Azéma (Jean-Pierre), 1939-1940 L’année terrible, Paris, Le Monde, 1989, p.6.

[4]     Azéma (Jean-Pierre), “ Le choc armé et les débandades ”, dans Azéma (Jean-Pierre) et

         Bédarida (François),dans La France des années  noires, vol. 1, Paris, Seuil, 1993, p.97.

[5]     Muel-Dreyfuss (Francine), Vichy et l’éternel féminin, Paris, Seuil, 1996, p. 104.

[6]     Veillon (Dominique), “ La vie quotidienne des femmes ”, dans Azéma (Jean-Pierre) et

         Bédarida (François), Vichy  et les Français, Paris, Fayard, 1992, pp. 629-639.

[7]     Thébaud (Françoise) (dir.), op.cit., p.185-211.

[8]     Cité par Muel-Dreyfuss (Francine), op.cit., p. 51.

[9]     Pollard (Miranda), Reign of Virtue. Mobilizing Gender in Vichy France, Chicago and London,

         The Chicago  University      Press, 1998, p.3.

[10]   Tract du secrétariat d’État à la famille et à la santé, cité par Gervereau (Laurent) et

         Peschanski (Denis), La  propagande      sous Vichy, Paris, BDIC, 1990, p. 120.

[11]   Gervereau (Laurent) et Peschanski (Denis), op.cit., p. 119.

[12]   Wishnia (Judith), “ Natalisme et nationalisme pendant la Première Guerre mondiale ”,

         Vingtième siècle, n° 45, 1995, p. 30-39.

[13]    Livre fondateur des éditions clandestines de Minuit, publié en 1942.

[14]    Le suffrage féminin a été instauré en France par l'ordonnance du 21 avril 1944.

[15]    Andrieu (Claire), “ Les résistantes, perspectives de recherche ”, dans Prost (Antoine) (dir.),

          La Résistance, une histoire sociale, Paris, Les  Éditions de l'atelier,

          coll. “ Mouvement social ”, 1997, 250 p.

[16]    Schwartz (Paula), “ Partisanes and gender politics in Vichy France ”, French Historical Studies,

          vol. 16, n°1,  printemps       1989, 126-151. ; Douzou (Laurent), “ La Résistance,

          une affaire d'hommes ? ”, Les Cahiers de l'IHTP, n°31, 1995, p.11-24.

[17]    Volontaires pour la France, album photographique de 20 pages, publié par le

          Service des formations féminines de l'armée de terre,  Ministère de la Guerre,

          Paris, 31 janvier 1946.

[18]    Bertrand (Catherine), La vie quotidienne du personnel féminin dans les armées de France

          de 1939 à 1945, mémoire de  maîtrise  université Rennes2, 1992, 120 p.

[19]    Général de division Merlin, Les femmes dans l'arme des transmissions, Armée de Terre, 1948.

[20]    Thébaud (Françoise) (dir.), op.cit., p. 31-74.

[21]    Texte prononcé par Lucie Aubrac dans l'émission “ Honneur et Patrie ” le 20 avril 1944

          à 21h25, publié dans Crémieux- Brilhac (Jean-Louis) (dir.), Les Voix de la liberté.

          Ici Londres 1940-1944, La Documentation Française, Paris, 1975, tome 4,    p. 238-239.

[22]    Douzou (Laurent), op.cit..

[23]    Affiches placardées sur les murs d'Alger en décembre 1942, reproduction conservée à l'ESAT

          (École supérieure  d’application des  transmissions – Rennes/Armées), carton n° 394.

[24]    Volontaires pour la France, op.cit..

[25]    Schwartz (Paula), op.cit.

[26]    Cité par Schwartz (Paula), op.cit., p. 144.

[27]    ESAT, carton n°389.

[28]    ESAT carton n°386, mémoire d'une Merlinette, document manuscrit d'une quarantaine

          de pages : un cahier, daté de 1964.

[29]    ESAT carton n°389, dissertation d'une Merlinette, M.-L. C.

[30]    ESAT carton n°389, dissertation d'une Merlinette, M.M.

[31]    ESAT carton n°389, dissertation d'une Merlinette, M.J.

[32]    Denise Ferrier, lettre du 16 novembre 1944, publiée dans Jean-Darrouy (Lucienne),

          Les Françaises ... dans la    guerre. Vie et  mort de Denise Ferrier. Aspirant, Ed. Georges

          Dinesco, Alger, 1946, p. 101.

[33]    Ibid., p. 30.

[34]    L'Herbier-Montagnon (Germaine), Jusqu'au sacrifice, Éditions E.C.L.A.I.R., Paris, 1960, p. 29.

[35]    Friang (Brigitte), Regarde-toi qui meurs (1943-1945), Éditions du Félin 1997

          (1970 pour la première édition), p. 41.

[36]    ESAT carton n°386, chanson des Merlinettes.

[37]    Brigitte Friang, op.cit., p. 41.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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